Action internationale contre l’érosion de l’assiette et les transferts de profits
(Base Erosion and Profit Shifting-BEPS) – Mesures anti-abus
L’action de l’OCDE dans le domaine de l’érosion de l’assiette de l’impôt et des transferts de profits entre entreprises peut être considérée comme l’ouverture d’un second front dans le domaine fiscal. Le premier front, ouvert aux temps lointains de la Société des Nations, visait à favoriser le commerce international en évitant la double imposition des bénéfices par deux Etats. Le second front, ouvert en 2013, vise plutôt à combattre la double non-imposition qui, d’après l’OCDE, naîtrait de la globalisation des économies et des possibilités qu’elle ouvre aux entreprises multinationales pour diminuer leur base imposable et transférer les profits entre entités de façon à atteindre au sein d’un groupe cet objectif de minimisation de l’impôt.
Cette vaste entreprise, qui a recueilli l’assentiment du G20, s’est essentiellement matérialisé dans deux documents.
Le premier est un rapport de l’OCDE intitulé « Adressing Base Erosion and Profit Shifting ». Ce rapport devait être suivi très rapidement d’un plan d’action, ce qui fut le cas, le plan d’action étant matérialisé dans un second document « Action Plan on Base Erosion and Profit Shifting ». De plus, différents rapports de l’organisation ont été consacrés à des aspects particuliers des techniques critiquées qui peuvent être rattachés à ces objectifs généraux.
Les deux documents essentiels de l’OCDE peuvent être considérés dans leur ensemble, le rapport jouant en quelque sorte le rôle de travaux préparatoires et le plan d’action déterminant des objectifs législatifs ou conventionnels de façon plus précise. Le praticien sera toutefois animé, à propos de chaque objectif, d’une préoccupation constante : comment résoudre les litiges auxquels pourront donner lieu les nouvelles dispositions envisagées ? Comment respecter non seulement les intérêts légitimes des Etats mais également les droits des contribuables ?
Le rapport débute par une affirmation qui, assez curieusement, ne va nullement être confirmée par les données empiriques que le même rapport citera ultérieurement : « L’érosion de l’assiette constitue un risque sérieux aux revenus fiscaux, à la souveraineté fiscale et à l’équité fiscale tant pour les pays membres de l’OCDE que pour les non membres ». Tant les règles nationales applicables aux situations internationales que les standards internationaux qui ont fait l’objet notamment des conventions fiscales bilatérales seraient encore adaptés à un degré d’intégration économique moindre que celui qui résulte de la globalisation actuelle. Cette globalisation est caractérisée par l’importance des droits intellectuels comme porteurs de valeurs et par les développements constants des technologies de l’information et des communications.
Les sociétés multinationales, qui ont accueilli avec faveur les efforts destinés à éliminer la double imposition, exploiteraient fréquemment les différences législatives et conventionnelles qui permettent d’éliminer ou de réduire fortement l’imposition.
Ces pratiques seraient devenues de plus en plus agressives au cours du temps, comme le démontrent les travaux de l’OCDE sur la planification fiscale agressive. Avec une certaine naïveté, le rapport expose qu’il est possible d’avoir une présence significative dans un pays via Internet sans y disposer d’un établissement stable, qui est le critère international de taxation. C’est un peu l’œuf de Colomb. L’OCDE a, comme énoncé ci-dessus, déjà consacré des rapports à certaines techniques particulières, comme les hybrides. Les inconvénients de cette situation seraient multiples : l’accès, réservé à certains, aux techniques sophistiquées d’évasion fiscale créerait des situations de concurrence déloyale et fausserait les décisions d’investissements en les basant non sur des taux de rendement avant impôts mais sur des taux de rendement après impôts. Un plan d’action global et urgent serait nécessaire. Cette exigence d’urgence est un peu surprenante en présence d’une situation qui résulte de textes légaux et conventionnels bien connus et existant depuis des années.
Le rapport se tourne alors vers les preuves empiriques qui existeraient d’une telle situation. Il est étrange qu’il commence par citer des études de la grande presse quotidienne qui semblent plus journalistiques que scientifiques.
On sait que l’impôt des sociétés ne représente qu’une part relativement faible de la contribution des impôts aux budgets nationaux, se montant à environ 10 % des recettes fiscales totales et à 3 % du produit intérieur brut.
On sait également que, depuis les réformes du Président Reagan aux Etats-Unis dans les années 1980, les taux d’impôt des sociétés ont baissé, les législateurs, à l’image des auteurs de la réforme fiscale américaine, ayant toutefois tenté concomitamment d’élargir l’assiette de cet impôt. Il résulte donc des données disponibles que le pourcentage de l’impôt des sociétés dans les recettes fiscales globales n’a guère varié.
Plus frappante est la constatation selon laquelle un certain nombre de paradis fiscaux, par exemple la Barbade, les Bermudes et les Iles Vierges Britanniques, auraient dans l’investissement direct étranger (« Foreign Direct Investment »-« FDI ») une part plus importante que celle de nombreux pays industriels, l’exemple de l’investissement en Chine étant particulièrement frappant. Le premier investisseur étranger en Chine est d’ailleurs Hong-Kong.
D’autres pays, où sont établis traditionnellement les holdings en raison d’un régime fiscal approprié, comme les Pays-Bas, le Luxembourg et l’Autriche, se taillent également la part du lion, à travers des entités destinées à ce seul but (« Special Purpose Entities »-« SPE »). Ces données doivent toutefois être largement relativisées en raison des dispositions relatives aux sociétés étrangères contrôlées dont il sera question ci-après.
Le rapport distingue également le taux nominal d’impôt des sociétés et le taux effectif de cet impôt, après application des diverses mesures qui permettent de réduire l’assiette imposable. Il admet toutefois qu’aucune conclusion définitive ne peut être tirée de ces comparaisons.
Le rapport passe alors à des considérations générales. L’organisation des sociétés multinationales est maintenant basée sur une gestion matricielle (« Matrix Organization ») et sur l’organisation de chaînes de fournitures intégrées (« Integrated Supply Chains ») dans laquelle la valeur d’un produit résulte non seulement d’apports initiaux de recherche et développement mais d’apports successifs, venant de différents pays, pour se terminer par les apports de marketing et de vente. Les règles relatives au partage du revenu imposable entre Etats n’auraient pas tenu compte de cette modification de structure.
Par ailleurs, de nombreux Etats ont développé des régimes préférentiels destinés à attirer, à divers stades, les investissements de ces chaînes de production.
Passons maintenant au plan d’action. Il divise les actions à entreprendre, assez artificiellement, selon leur nature ou leur but. L’objectif général est d’aligner le lieu de taxation sur le lieu de création de valeur.
Chapitre I. L’économie digitale (action 1)
L’économie digitale permet à une entreprise d’avoir une présence significative dans un pays sans y disposer d’un établissement stable permettant à ce pays de l’imposer. La caractérisation des produits de l’économie digitale combinée avec les règles de source fait en sorte que l’impôt, même sous sa forme de retenue à la source, sera facilement évité.
D’autre part, la perception de la taxe à la valeur ajoutée ou d’une taxe générale sur les services en ce qui concerne les fournitures de biens et services digitaux est rendue difficile. De très nombreuses études ont déjà été consacrées à ces problèmes et une directive européenne a tenté de résoudre le problème de la perception de la TVA sur les produits digitaux.
Il s’agit non pas de combattre ici un abus mais de définir le cas échéant de nouvelles règles d’imposition internationale. Il paraît assez exagéré d’écrire : « BEPS is a concern in the context of the digital economy ». Il serait plus exact d’écrire : « Tax rules must be developed in the context of the digital economy ».
Chapitre II. Cohérence de l’imposition internationale des sociétés
Chaque pays ayant le droit de développer en toute souveraineté ses règles de taxation, des incohérences résulteraient de la juxtaposition de ces règles. Quatre domaines sont identifiés en particulier.
• Neutralisation des effets des arrangements hybrides (action 2)
Il s’agit d’adapter les règles conventionnelles et nationales de façon à éviter que des paiements puissent être déductibles dans une juridiction alors que le revenu correspondant n’est pas taxé dans l’autre.
La Commission européenne a déjà proposé à cet égard une révision de la directive mère-filiales qui prévoit des méthodes évitant la double taxation internationale des dividendes dans l’Union : l’une des méthodes permettant d’éviter cette double taxation est l’exemption. Elle ne serait possible que si le profit distribué par la filiale à sa société mère n’est pas déductible dans le chef de la filiale.
• Renforcement des règles sur les sociétés étrangères contrôlées (« Controlled Foreign Corporations »- « CFC rules »)
Assez curieusement, le plan d’action énonce que l’OCDE n’a pas entrepris de travail significatif dans ce domaine. Pourtant, les règles CFC, imaginées dès 1962 par le professeur Stanley Surrey, alors secrétaire adjoint au Trésor des Etats-Unis, ont connu un développement sans précédent dans le monde. Elles permettent l’inclusion de revenus, généralement passifs, non taxés ou peu taxés dans le chef de sociétés intermédiaires, dans les profits de la société mère. Ces règles, d’après le plan d’action, ne s’opposeraient pas de façon suffisamment globale aux techniques BEPS.
Ce qui est exact, c’est que leur utilisation nécessite la modification des traités. En effet, différentes juridictions nationales, particulièrement le Conseil d’Etat français et plus récemment une Cour supérieure du Brésil, ont considéré que, dans les rapports entre deux pays liés par un Traité, le recours à ces règles était contraire au Traité. Celui-ci ne permet en effet la taxation des revenus d’une entité étrangère que si cette entité dispose dans l’autre pays d’un établissement stable.
De nombreux traités permettent expressément le recours à ces règles.
Le commentaire OCDE, dans ses dernières versions, considère que les règles CFC ne sont pas contraires aux Traités conclus selon le modèle OCDE, car elles déterminent la base imposable de la société mère et ne taxent pas directement les revenus de la filiale.
• Limitation de l’érosion de l’assiette par des déductions d’intérêts et d’autres paiements financiers (action 4)
Dans une perspective « inbound », l’abus constaté est le prêt à une société du pays par une entité qui bénéficie d’un régime fiscal favorable. L’intérêt est déductible dans le pays de la source et n’est pas taxable dans le pays de la résidence.
Dans une perspective « outbound », une société recourt à l’emprunt pour financer la production de revenus exonérés ou de revenus dont l’imposition est différée.
Au lieu d’intérêts proprement dits, les entreprises peuvent également recourir à d’autres opérations financières comme les garanties, les dérivés, les assurances captives et les prix de transfert.
Là aussi, l’introduction de règles nationales ne peut être séparée des modifications nécessaires des traités.
D’abord, dans l’Union européenne par exemple, la liberté d’établissement et la liberté du mouvement des capitaux interdisent d’introduire des règles qui seraient discriminatoires et s’appliqueraient uniquement à des paiements à des entités étrangères alors que les mêmes paiements seraient déductibles s’ils étaient effectués en faveur d’entités nationales.
Sur le plan des conventions en général, les clauses de non-discrimination des traités peuvent également s’opposer à des traitements différentiels.
• Lutte contre les pratiques fiscales dommageables par la prise en considération de la transparence et de la substance (action 5)
L’OCDE avait déjà publié en 1998 un rapport sur les pratiques fiscales dommageables. L’Union européenne avait pris également des initiatives importantes en la matière. Le recours aux incitants fiscaux a fait l’objet de nombreuses critiques, tandis que d’autres y voient le simple respect de la souveraineté des pays de la source.
Le processus de l’OCDE dans son rapport consiste à déterminer d’abord si le régime est préférentiel et ensuite s’il est potentiellement dommageable. Les facteurs de base sont au nombre de quatre :
• taux d’impôt nul ou bas ;
• limitation de façon à exclure les effets dans le pays même (« ring fencing ») ;
• manque de transparence ;
• manque d’échange effectif d’information.
Huit autres facteurs sont énumérés, comprenant la définition artificielle de l’assiette, la non- adhésion aux principes internationaux en matière de prix de transfert, l’exemption dans le pays de la résidence du revenu étranger, la présence de taux d’impôt négociables, le recours à des dispositions relatives au secret, l’accès à un vaste réseau de traités fiscaux, la promotion du régime comme instrument de minimisation fiscale et l’encouragement par le régime d’opérations à but purement fiscal.
Le régime sera jugé effectivement nuisible sur base de ses effets économiques.
L’OCDE prône l’échange spontané de rulings relatifs aux régimes préférentiels et l’exigence pour l’application de ces régimes d’une activité dotée de substances.
On peut remarquer que le Forum global sur la transparence fiscale, répondant à l’appel du G20, a fait en sorte que de très nombreux accords sur l’échange d’informations avec des juridictions fiscales privilégiées soient signés et qu’un système de « peer reviews » permette d’évaluer ces juridictions quant aux standards de transparence et d’échange d’informations.
La Convention multilatérale du Conseil de l’Europe et de l’OCDE, ratifiée par de très nombreux pays, permet l’échange spontané d’informations. Il en est de même des accords intergouvernementaux (« Intergovernmental Agreements »-« IGA ») signés en application du « Foreign Account Tax Compliance Act » américain (« FATCA »).
Un bon exemple récent de ces régimes sont les régimes préférentiels applicables aux revenus de brevet (« Patent Boxes »). Ils doivent être associés à une véritable activité de recherche et de développement.
Chapitre III. Restauration des effets et bénéfices des standards internationaux
Les effets d’érosion d’assiette ou de transfert artificiel des bénéfices peuvent résulter non seulement de l’utilisation de dispositions nationales manquant de cohérence entre elles mais également de dispositions conventionnelles dès lors qu’un pays tiers s’interpose entre deux Etats partenaires conventionnels.
• Prévention de l’abus des traités (action 6)
Les clauses relatives à l’abus des traités doivent être coordonnées avec les clauses nationales anti-abus. Là aussi, une discussion doctrinale s’est instaurée pour savoir si les clauses nationales anti-abus pouvaient s’appliquer à l’abus des traités. L’OCDE n’y voit pas d’inconvénient mais de nombreuses juridictions nationales s’y sont opposées.
Par ailleurs, les dispositions de « limitation of benefits », limitant les avantages du traité à des hypothèses où ces avantages ne sont pas transférés à des personnes ne pouvant bénéficier du traité, ont été introduites depuis longtemps dans le Traité modèle américain.
• Techniques permettant d’éviter le statut d’établissement stable (action 7)
L’OCDE critique ici une technique relativement récente et qui paraît pourtant parfaitement légale : le remplacement du statut de distributeur, accordé à une société filiale indépendante, par un statut de commissionnaire. Alors que le distributeur bénéficiait d’une marge de profit constituée par la différence entre le prix de vente et le prix d’achat, le commissionnaire n’a droit qu’à une commission, tous les risques étant pris par la société mère. La question est alors de savoir si la société mère ne dispose pas d’un établissement stable au siège du commissionnaire. Cette question a été résolue en sens divers par différentes décisions de jurisprudence. Le Conseil d’Etat français, par exemple, a estimé que comme le commissionnaire, en raison de la définition en droit commercial de son statut en droit français, ne révélait pas l’identité de son commettant, il était impossible que ce commettant ait un établissement stable au siège du commissionnaire.
L’OCDE veut éviter que le statut d’établissement stable soit ainsi supprimé de façon artificielle. Il vaudrait mieux parler d’une redéfinition de l’établissement stable où l’introduction d’un nouveau concept à l’opération critiquée ici relève de la gestion normale des entreprises.
• Alignement des résultats des règles de prix de transfert sur le lieu de création de valeurs
A nouveau, le rapport, s’il reconnaît que les règles existantes en matière de prix de transfert, développées depuis de très nombreuses années, notamment par les Principes applicables aux entreprises multinationales en matière de prix de transfert, inspirés eux-mêmes des « Regulations » américaines appliquant la section 482 de l’Internal Revenue Code, produisent généralement des résultats satisfaisants, il semble toutefois qu’il subsiste des possibilités de séparer l’activité économique de son revenu et de transférer celui-ci dans des juridictions fiscales privilégiées, essentiellement par des transferts de biens incorporels, la surcapitalisation de sociétés peu taxées ou l’attribution contractuelle de risques à ces entités par des transactions qui ne seraient pas normalement conclues entre parties non liées.
L’OCDE écarte les systèmes d’attribution de revenus entre entités du groupe basés sur des formules. On se rappellera que c’est précisément le but de la proposition de directive européenne sur l’assiette commune consolidée de l’impôt des sociétés. L’OCDE estime au contraire qu’il faut s’attaquer à trois problèmes :
• les biens incorporels (« Intangibles »-action 8)
Il y a lieu de définir ces biens incorporels, de s’assurer que les profits liés à leur transfert ou à leur usage soient alignés sur le lieu de création de valeurs, de développer des règles de prix de transfert en ce qui concerne les biens incorporels difficiles à évaluer et de mettre à jour les lignes directrices relatives aux accords de contribution au coût (« cost contribution arrangements »).
• risque et capital (action 9)
Il y a lieu de développer des règles sur le transfert de risques et l’allocation de capital excessif à certains membres d’un groupe. Les rendements inappropriés ne peuvent être attribués à une entité uniquement parce qu’elle a contractuellement accepté des risques ou fourni du capital. Le rendement doit être aligné, là aussi, sur la création de valeurs.
• autres opérations à haut risque (action 10)
Des dispositions spéciales en matière de prix de transfert doivent clarifier les circonstances dans lesquelles certaines transactions peuvent être recaractérisées. Il s’agit en particulier de clarifier l’application des méthodes de prix de transfert en ce qui concerne les partages de profits dans les chaînes de valeurs globales et d’agir contre certaines techniques de « management fees » et l’attribution et de partages des dépenses de sièges.
Chapitre IV. Développement de la transparence, de la certitude et de la prévisibilité
• Etablissement de méthodologies pour réunir et analyser les données relatives à BEPS (action 11)
Il est assez curieux de mettre la charrue avant les bœufs et d’entreprendre des actions avant d’avoir réuni les données relatives à leur nécessité éventuelle. Telle est toutefois la marche proposée.
• Obligation de révéler des arrangements de planning fiscal agressifs (action 12)
L’OCDE prône la technique américaine qui oblige les contribuables à révéler dans leur déclaration d’impôts les schémas fiscaux agressifs qu’ils auraient mis au point.
• Réexamen de la documentation relative aux prix de transfert
L’exigence d’une documentation relative aux prix de transfert est déjà ancienne. L’OCDE propose que cette documentation soit mise à la disposition de tous les gouvernements concernés.
• Création de dispositifs de résolution des conflits plus efficaces
L’OCDE reconnaît que le processus de résolution amiable des conflits doit être amélioré, notamment par l’introduction d’une disposition rendant l’arbitrage international obligatoire.
Elle reste toutefois muette sur la regrettable absence du contribuable dans ces procédures qui se déroulent entre administrations.
• Nécessité d’une mise en œuvre rapide
L’OCDE propose de développer un instrument fiscal multilatéral (action 15). Peu de précisions sont données à cet égard. Il est toutefois exact que le nombre impressionnant de traités fiscaux bilatéraux existants (quelques 3.000) rendrait un processus de révision traité par traité peu efficace.
Ce serait toutefois, en dehors de quelques expériences comme le traité nordique, la première fois qu’un instrument multilatéral s’adresserait non seulement à des règles de procédure comme l’échange d’informations mais également à des règles de fond telles que l’abus des traités, la définition d’établissement stable, les prix de transfert et les arrangements hybrides.
Plusieurs solutions peuvent être envisagées en vue de la mise en œuvre rapide de BEPS. Une première solution serait l’adaptation du Commentaire OCDE. Toutefois, cette solution ne pourrait être efficace que si l’adaptation pouvait se concilier avec les traités déjà signés et le Commentaire qui était en vigueur à l’époque.
Une seconde solution serait la conclusion d’un traité multilatéral remplaçant le réseau de traités bilatéraux. Cette solution apparaît dès l’abord comme irréaliste.
La troisième solution résiderait dans la signature d’un traité cadre multilatéral auquel différents Etats pourraient adhérer par déclaration sans en modifier les termes. La quatrième solution , du même ordre, serait la conclusion d’un traité multilatéral amendant les traités bilatéraux mais à propos duquel les pays participant seraient en droit de formuler des réserves. En dehors des difficultés relatives à la rédaction et à la conclusion d’un tel traité se pose le problème des modifications ultérieures. La modification d’un traité multilatéral est une procédure lente comme le prouvent les modifications qui ont été apportées en 2011 au traité multilatéral du Conseil de l’Europe et de l’OCDE sur l’échange d’informations de 1988. A cet égard, on pourrait envisager une procédure déjà appliquée en droit international et prévue par l’article 11 de la Convention de Vienne sur le droit des traités : l’accord d’un Etat membre peut être exprimé non seulement par sa signature mais également par tous autres moyens conventionnels prévus. Dans divers domaines, tels que l’environnement, le transport, la santé ou le droit du travail, les Etats se sont soumis à la décision majoritaire d’un organe désigné par le Traité ou d’une organisation internationale. Tel est en particulier le cas des accords relatifs au partage des ressources d’eau. Il reste à désigner l’organe qui aurait cette compétence. L’OCDE, malgré son travail d’initiative, ne semble pas être l’organe idéal : elle représente les administrations fiscales des seuls Etats membres. Il vaudrait mieux créer un organe indépendant, en l’absence de la Cour de justice fiscale internationale dont plusieurs auteurs ont rêvé. Entre pays européens, divers accords ont confié une tâche d’interprétation à la Cour de justice européenne. Par ailleurs, la procédure majoritaire prévue dans les matières autres que fiscales permet la modification du droit européen mais par le Conseil et le Parlement.
Il faut tenir compte par ailleurs d’objections qui pourraient être formulées par les Etats-Unis à un tel traité modèle. Le traité modèle américain prévoit en effet qu’un accord bilatéral ne restreindra en rien les avantages accordés par la loi des Etats contractants. C’est la règle : « First do no harm ». cette règle n’est pas reprise dans le Modèle de l’OCDE bien que celui-ci prévoit en ses diverses dispositions qu’un Etat contractant « peut taxer » ou « n’imposera pas ». Un traité n’est, pour la doctrine américaine, pas le lieu de prévoir qu’un Etat taxera un élément de revenu ou de fortune. Les Etats-Unis n’accepteront dès lors pas de conclure des traités restreignant les avantages accordés par le Code américain ou ses « Regulations ».
Chapitre V. BEPS et les clauses anti-abus
Le point d’action 6 de BEPS, qui a été commenté ci-dessus, vise à la prévention de l’abus des traités.
• Le problème actuel
Jusqu’en 1977, le commentaire OCDE considérait qu’en cas de conflit entre droit interne et traités, les obligations dérivant du traité avaient priorité. L’Organisation conseillait dès lors à ses membres qui voulaient se réserver la possibilité d’appliquer des clauses anti-abus nationales pour sanctionner l’abus d’un traité de prévoir expressément cette possibilité dans le traité. L’organisation conseillait d’ailleurs dès lors à ses membres qui voulaient se réserver la possibilité d’appliquer des clauses anti-abus nationales pour sanctionner l’abus d’un traité de prévoir expressément cette possibilité dans le traité. En 2003, le commentaire fut modifié. L’organisation considéra que les règles anti-abus nationales, même si elles ne faisaient pas partie des traités, faisaient partie des règles de droit interne qui déterminent le contexte factuel de la perception de l’impôt, elle-même régie par le traité. Il ne pouvait donc surgir de conflits entre ces règles et le traité. L’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des Traités prévoit en effet que ceux-ci doivent être interprétés de bonne foi en tenant compte des buts du traité. Or, les traités entre autres ont pour but d’éviter l’évasion et la fraude fiscale.
Ce commentaire fit l’objet de réserve de plusieurs pays.
L’abus d’un traité peut se matérialiser essentiellement de deux façons. Le « Treaty shopping » consiste pour le bénéficiaire d’un revenu en provenance d’un Etat de la source qui n’a pas de traité avec l’Etat de sa résidence à interposer une entité située dans un troisième pays ayant un traité avec l’Etat de la source et avec l’Etat de la résidence de façon à bénéficier entre autres de taux réduits de retenue à la source.
Le « Rule shopping » consiste à modifier la nature d’un revenu de façon à bénéficier d’une exemption prévue par un traité : par exemple, un dividende imposable dans le pays de la source est transformé en plus-value imposable uniquement dans le pays de la résidence.
Même pour ceux qui l’admettent, la position de l’OCDE appelle des nuances. Il faut en effet distinguer les situations dans lesquelles l’abus est à strictement parler un abus du traité du cas dans lequel l’abus est une violation des objectifs du droit interne par usage du traité.
Dans le premier cas, si la disposition de droit interne se borne à sanctionner par exemple la violation des objectifs de la loi, la seule violation du but du traité n’est pas visée. Il n’y aura d’exception que si le traité contient une disposition expresse à cet égard et prévoit par exemple que les avantages consentis par le traité ne sont pas applicables lorsque le contribuable agit dans le seul but de se procurer les avantages du traité ou utilise une construction artificielle.
Toutefois, l’administration fiscale pourrait toujours faire usage de l’article 31 du Traité de Vienne sur le droit des traités. Comme la fonction d’une convention fiscale bilatérale est de faciliter les relations économiques entre les deux Etats, notamment en évitant la double imposition, le fisc peut soutenir que celui qui recourt au traité dans un but purement fiscal abuse du traité. La jurisprudence internationale est divisée sur ce point. Dans l’hypothèse où l’abus consiste dans la violation des objectifs d’une loi nationale par utilisation d’un traité et où le traité applicable ne contient pas de disposition à ce sujet, seul le recours à l’article 31 de la Convention de Vienne serait possible.
A cet égard, il y a à nouveau lieu de distinguer deux situations. Si l’Etat qui veut invoquer l’abus du traité à l’égard d’un non-résident a le pouvoir de taxer, il pourra appliquer sa disposition de droit interne, par exemple en percevant une retenue à la source et l’Etat de la résidence devra, si le traité prévoit l’octroi d’un crédit d’impôt dans cet Etat, l’accorder puisque la taxation du pays de la source sera conforme aux dispositions du traité.
En revanche, si l’Etat de la source n’a pas le pouvoir d’imposer le revenu au terme du traité, il ne pourra requalifier le revenu si cette requalification n’est pas conforme aux définitions autonomes des revenus qui sont prévus par le traité. En d’autres termes, il ne pourrait par exemple requalifier un dividende en intérêt en méconnaissant les définitions conventionnelles.
Si la définition du revenu n’est pas conventionnelle mais s’il y a lieu de renvoyer au droit interne pour déterminer la nature du revenu, il faudra vérifier si la requalification par l’Etat de la source, et donc la définition qu’il donne du revenu, est conforme au sens commun des termes replacés dans leur contexte et pris à la lumière des buts du traité.
Si une disposition anti-abus interne a été introduite après la conclusion du traité, on pourrait considérer que les normes d’interprétation, bien qu’elles soient dynamiques et permettent l’évolution du droit interne, s’opposent à de telles règles qui permettent à un Etat de s’attribuer un pouvoir d’imposition qu’il n’avait pas au terme du traité conclu avec l’autre Etat à une date antérieure. Telle est la jurisprudence notamment du Hoge Raad des Pays-Bas. Il y apporte toutefois une exception si, par l’introduction d’une disposition anti-abus, le droit de l’autre Etat se met en concordance avec le droit de l’Etat de la source : dans ce cas-là, il n’y a pas perturbation de l’équilibre du traité mais restauration de cet équilibre. Cette jurisprudence parait contestable.
• Le projet BEPS
L’OCDE a publié un texte soumis à discussion qui a donné lieu à de nombreux commentaires publiés sur le site de l’OCDE et à une étude critique du Prof. Lang. Les propositions de l’OCDE se développent sur trois plans : l’introduction de dispositions conventionnelles ou de droit interne destinées à éviter l’octroi des avantages des traités dans des circonstances inappropriées ; une déclaration selon laquelle les traités ne sont pas destinés à créer des situations de double non-imposition ; des considérations de politique fiscale à émettre par les Etats contractants avant de conclure un traité.
L’OCDE distingue les hypothèses où une personne tente d’éviter les limitations prévues par le Traité lui-même et les cas où un contribuable utilise les dispositions de droit interne pour abuser du Traité.
• Abus visant à éviter les limitations prévues par le Traité lui-même
• Treaty shopping
Comme les traités s’appliquent aux résidents des Etats contractants, le « treaty shopping » consiste, pour une personne, à interposer un résident d’un Etat contractant pour bénéficier indirectement des avantages du Traité.
L’OCDE a déjà lutté contre cette pratique, d’abord en introduisant le concept de bénéficiaire effectif (« beneficial owner ») dès la version de 1977 du Modèle. Le commentaire de l’OCDE a été graduellement adapté pour préciser ce concept qui reste toutefois un concept international non reflété dans la plupart des droits internes.
Disposition sur les limitations des avantages du Traité
L’OCDE recommande en premier lieu de généraliser à l’ensemble des traités la disposition limitant les avantages accordés par la Convention, sur le modèle de celle qui est prévue dans la Convention Modèle des Etats-Unis. Ce texte exclut des avantages du Traité les résidents d’un Etat contractant qui ne sont pas des personnes qualifiées.
Seront ainsi considérées comme personnes qualifiées uniquement les sociétés dont les actions sont cotées en bourse, dont le siège principal de gestion et de contrôle est situé dans l’Etat contractant, ou dont 50 % des titres au moins en pouvoir votal et en valeur sont détenus par cinq sociétés ou moins remplissant les conditions précitées ou dont les parts sont détenues dans les mêmes conditions à plus de 50 % par des résidents de l’Etat contractant pendant plus de la moitié de l’exercice fiscal. De plus, il est requis que moins de 50 % des revenus de l’entité en question serve à des paiements déductibles fiscalement destinés à des non-résidents.
Les résidents de l’Etat contractant engagés dans la conduite active d’une activité d’affaires autre que le simple investissement (les activités de banque, d’assurance et le commerce des titres étant toutefois exclues de la définition du simple investissement) pourront bénéficier des avantages de la Convention.
Cette disposition, d’une extrême complication, a été introduite par les Etats-Unis et par quelques autres pays dans un grand nombre de conventions. L’une des questions est de savoir s’il faut y ajouter une règle d’avantages dérivés permettant d’inclure dans la définition des personnes qualifiées des bénéficiaires équivalents, incluant notamment ceux qui, bien que non-résidents, pourraient bénéficier des mêmes avantages en application d’un autre traité conclu avec le pays de la source.
Dans le cas de l’Union européenne, de telles dispositions existent dans certains traités en faveur des résidents d’autres résidents de l’Union.
Règles visant les arrangements dont le but principal est d’obtenir les avantages des traités
L’OCDE propose une règle très générale, s’ajoutant à la disposition spécifique visée ci-dessus, prévoyant que les avantages de la convention ne seront pas accordés s’il peut être raisonnablement conclu, au regard de tous les faits et circonstances, que l’obtention du bénéfice du Traité était l’un des objectifs principaux d’un arrangement ou d’une opération, directement ou indirectement, sauf s’il est établi que l’octroi de l’avantage serait conforme à l’objet et au but de la disposition pertinente du Traité.
Cette disposition est de nature à créer la même incertitude que des dispositions analogues existant en droit interne à l’égard d’opérations visant à éviter non pas la simple application d’une loi mais à se mettre en contradiction avec l’objectif d’une législation.
• Autres situations dans lesquelles un contribuable tente d’éviter les limitations prévues par un traité
L’OCDE énumère à ce titre une série d’opérations qui font l’objet soit d’autres points d’action BEPS, soit de propositions déjà formulées qui sont déjà élaborées davantage dans le rapport.
1°. Division des contrats de façon à éviter par exemple la période de 12 mois prévue pour la création d’établissements stables en cas de chantiers ;
2° Contrats d’emploi destinés à obtenir l’exemption d’imposition à la source des revenus du travail ;
3°. Opérations destinées à éviter de tomber dans la définition du dividende sur la base notamment de produits hybrides ;
4°. Transferts d’actions de façon à atteindre le pourcentage de 25 % permettant l’application d’un taux réduit de 5 % sur les dividendes peu avant la distribution de ceux-ci : une période de détention des titres serait prévue comme condition additionnelle ;
5°. Opérations destinées à éviter qu’une société soit considérée comme ayant investi plus de 50 % de ses actifs en immeubles, ce qui rend les plus-values sur ces titres imposables dans le pays de situation des immeubles ;
6°. Modifications de la règle « tie breaker » applicable à la définition de la résidence des sociétés ;
7°. Règle anti-abus destinée à éviter la création par une société résidente de l’autre Etat contractant d’établissements stables dans des Etats tiers bénéficiant d’un régime fiscalement avantageux.
• Hypothèses où un contribuable abuse de dispositions de droit interne pour bénéficier des avantages d’un Traité
Ces hypothèses sont nombreuses mais ont généralement été déjà traitées dans d’autres actions proposées par le plan de l’OCDE (produits hybrides, renforcement des règles CFC, limitation de l’érosion de l’assiette par les déductions d’intérêts, prix de transfert).
Toutefois, l’OCDE propose d’ajouter un article 1.3 à la Convention Modèle, inspirée de la « saving clause » du droit américain et prévoyant que la Convention n’affecte pas le droit d’un Etat contractant de taxer ses résidents sauf en ce qui concerne certaines hypothèses limitées (ajustement corrélatif en cas d’application des règles de prix de transfert, rémunérations payées par l’Etat, rémunérations payées aux étudiants, prévention de la double imposition, prévention des traitements discriminatoires, droit de recourir à la procédure amiable, diplomates). Une telle disposition représente une modification complète du droit des traités à conclure par d’autres pays que les Etats-Unis.
• Clarification prévoyant que les traités ne sont pas destinés à générer une double non-taxation
L’OCDE propose que les traités commencent par une déclaration d’intention à cet égard, qui deviendrait évidemment un instrument d’interprétation.
• Considérations de politique fiscale préalable à la conclusion d’un traité
Les objectifs de politique fiscale qui seraient cités dans l’introduction aux commentaires de la Convention Modèle de l’OCDE comprendraient non seulement la prévention de la double imposition, particulièrement en matière de retenue à la source, la protection contre les discriminations, la création d’un environnement bénéficiant de la certitude donnée par le Traité et la possibilité de résoudre les conflits, le cas échéant par l’arbitrage, mais aussi la prévention de l’évasion et de la fraude fiscale, notamment par l’assistance administrative, en ce compris l’assistance prévue par la Convention multilatérale sur l’assistance administrative.
Conclusion
Comme on le voit, BEPS ouvrirait un immense et nouveau chantier du droit fiscal international. L’initiative veut en quelque sorte dépasser la résolution cas par cas des problèmes de double imposition pour accéder à une sorte de justice fiscale mondiale. Toutefois, il est expressément prévu que l’action de l’OCDE ne vise pas à modifier la répartition des revenus de la source et pays de la résidence. Par cette limitation, elle s’interdit de résoudre le principal problème d’équité fiscale inter-nations qui concerne le partage des revenus entre pays en développement et pays industrialisés. Les pays en développement ont dès lors un chapitre à ajouter à BEPS.
En ce qui concerne l’Amérique latine, on notera différents efforts à cet égard, en particulier ceux de l’Institut latino-américain de droit fiscal, qui travaille à de nouveaux projets de traités modèles. Un projet de traité multilatéral interne à l’Amérique latine a déjà été adopté par le Congrès de l’ILADT à Santiago de Compostela. Le prochain congrès de l’ILADT à Lima en septembre 2014 veut continuer à proposer des solutions alternatives pour la conclusion de traités entre les pays latino-américains et les Etats extérieurs ou sous continent. Tant que ce problème n’aura pas été résolu se vérifiera la phrase amère d’Eduardo Galeano : « La división internacional del trabajo consiste en que unos países se especializan en ganar y otros en perder ».
Jacques Malherbe
Professeur émérite de l’Université Catholique de Louvain
Avocat (Liedekerke, Bruxelles)
j.malherbe@liedekerke.com
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